L’échec par la structure

L’échec par la structure

Regard renouvelé sur un film passé relativement inaperçu, La Guerre des mondes de Steven Spielberg.

Le problème avec les sorties en rafale des films hollywoodiens, c’est qu’un nouvel événement succède bien trop vite au précédent pour qu’on ait le temps d’apprécier ses qualités ou ses défauts pour en tirer des leçons plus générales. Quand, en plus, la promotion, volontairement ou non, s’attarde non pas sur le film lui-même mais sur des anecdotes entourant celui-ci mettant en lumière des à-côtés qui n’éclairent en rien le propos, c’est à désespérer des critiques et du système.

La Guerre des Mondes de Steven Spielberg est le film qui aurait dû être mieux présenté, plus préparé à être accueilli en salles afin que paradoxalement ses faiblesses puissent servir l’intérêt du cinéma. Le film est sorti en janvier 2005 dans la foulée de Munich, l’autre film de la maturité de Spielberg qui avait relativement déchaîné les passions par son traitement de la prise d’otage lors des Jeux Olympiques de Munich en 1972 et son regard sur les tensions israélo-palestiennes passées et présentes. D’un certain côté, Munich a fait de l’ombre à la Guerre des Mondes car, nécessairement, le propos du second apparaît bien trop décalé et superficiel par rapport à l’actualité et au drame du premier.

Les deux pourtant présentaient des premières dans la carrière de Spielberg. D’un côté une scène explicite de sexe, qui plus est d’un homme avec une femme enceinte, et un questionnement sur l’accuité de la violence dans Munich. De l’autre, une vision de la vie extraterrestre engendrant la mort et non le respect mutuel et une Amérique en proie aux doutes et à la paranoïa post-11 septembre dans La Guerre des Mondes. À bien des regards, ce sont deux films capitaux dans la filmographie de Steven Spielberg en tant qu’ils marquent des ruptures et qu’ils tentent des choses. C’est d’ailleurs avec ce genre de films que les portraits les plus intéressants sont dressés et qu’un regard rétrospectif peut parvenir à analyser.

Si Munich représentait déjà une figure tutélaire forte pour la Guerre des Mondes, les anecdotes prenant le dessus lors de sa sortie n’ont pas forcément aidés le film. On laissait ainsi entendre que l’affiche dite teaser du film, la Terre en flammes entre les mains stylisées d’un extra-terrestre, n’était qu’une adaptation de la couverture d’un livre de l’Église de scientologie dont Tom Cruise est un des porte-drapeaux les plus célèbres. Rajoutez à cela une promotion de ce dernier plus occupé à parler de ses récentes fiançailles avec Katie Holmes et de leur futur bébé que du film, le tout en sautillant partout chez Oprah Winfrey – promotion à laquelle ne s’est pas jointe, et pour cause, Steven Spielberg – il est naturel que la vision du film à la sortie ait été pour certains biaisée.

L’a-t-elle été tant que cela ? À la lecture des critiques parues à l’époque, on note l’admiration pour le traitement résolumment subjectif (le point de vue reste collé au père incarné par Tom Cruise et n’offre pas d’explication subtentielle grâce à des plans dans les centres de pouvoir et de décisions), l’atmosphère reflétant le mal-être américain face aux étrangers, conséquence directe du 11 septembre, illustrée par la réplique de la fille incarnée par Dakota Fenning face aux attaques – “C’est des terroristes ?” et la réussite visuelle (des plans d’exode évoquant celui qu’a connu les pays européens durant la Seconde Guerre mondiale et que les États-Unis n’ont jamais connu). Au plan des déceptions, on relève celles suscitées par la fin du film, d’une part puisque les extra-terrestres meurent au bout de 24 heures, d’autre part en raison de la réunion de la cellule familiale, reconstituée, malgré l’insistance au début du long-métrage sur la situation de divorcé et de grand enfant qu’est le personnage de Tom Cruise. Bref, des critiques plus ou moins balancées entre du bon et du moins bon.

Que rajouter d’autre et pourquoi ce film, et ses égarements, toucheraient autant l’ontologie même du cinéma ? Un article des Cahiers du cinéma évoquait rapidement les scènes qui se déroulent avec Tim Robbins dans la caves d’une maison avec l’intervention de personnages extra-terrestres et celles des péripéties héroïques de Tom Cruise qui réussit à détruire une des machines “tripode” pour questionner leur place dans le film et leur longueur. L’article insistait néanmoins in fine sur la trajectoire d’un grand enfant devenant adulte en raison de l’atrocité du monde. Je me permets de revenir sur les points tout d’abord esquissés pour essayer de montrer en quoi ces deux scènes sont structurellement des erreurs pour le propos du film, polluent le propos et sont en même temps d’un certain point de vue une tentation malheureuse du cinéma actuel.

Tout avait pourtant si bien commencé ! La Guerre des mondes est une réussite magistrale pendant sa première moitié : on rentre dans le vif du sujet très rapidement après avoir compris la situation des personnages principaux (parents divorcés, père irresponsable, adolescent en pleine crise, petite fille qui a grandi trop vite à cause du divorce), la photographie est incroyable, les effets spéciaux époustoufflants et la tension réelle. C’est sur ce dernier point que j’aimerais insister. Cette tension vient de la structure même qui est mise en place. Confronté à l’horreur de la première attaque d’un tripod – avec ses références au World Trade Center – le personnage de Tom Cruise accumule les paradoxes, il panique mais doit rassurer ses enfants, il s’enfuit sans trop savoir où aller et surtout il doit les protéger contre tout et tout le monde. Le film s’engage donc dans une course semée d’embûches où chaque événement révèle ce que sont vraiment chacun des personnages. C’est là qu’il faut mentionner la scène du ferry et avant elle celle de la voiture, enviée par une foule de quasi zombies où chacun est prêt à marcher sur son voisin pour s’en sortir. La nature humaine profonde, refoulée habituellement par les règles de la société et le savoir-vivre-ensemble, se révèle et ce n’est pas brillant ! Le fils de Tom Cruise veut combattre, les extra-terrestres et… la fuite, qu’il désapprouve, dans laquelle s’est engagée son père… pour le protéger lui et sa soeur en les ramenant à leur mère (passons sur l’image de la mère rédemptrice aux côtés de laquelle tout va mieux aller). Comme tout adolescent il va pourtant partir (et peut-être mourir) sous les yeux impuissant à le raisonner de son père. Ajoutons encore le principe de se focaliser sur cette cellule familiale et sa survie et non de se pencher sur les enjeux internationaux, dont le sommet est atteint par une scène où derrière une butte ont lieu d’énormes explosions sans que l’on sache exactement ce qu’il s’y passe puisque le personnage de Tom Cruise ne s’y rend pas, et on obtient un film aux enjeux parfaitement compris et mis en scène. La structure est celle de la fuite, sans fin, jusqu’au moment où…

Jusqu’au moment où le personnage de Tom Cruise et sa fille se réfugient dans le sous-sol de Tim Robbins. Si cette étape n’est pas en soi injustifiable, elle est une péripétie de plus dans la fuite, sa longueur et sa thématique tranchent trop dans la structure mise en place jusque là. En effet, la fuite mise entre parenthèse sera l’occasion de la confrontation des deux hommes, de la mort de Robbins des mains de Cruise, tout cela après une rencontre du “troisième type” anachronique et hors-sujet. On pourrait justifier cette scène par la décision que doit prendre Tom Cruise pour sauver sa fille de la folie de Tim Robbins et qui montre l’évolution du personnage, sa maturité et surtout son sens des responsabilités. Mais jusqu’à présent le film se fondait sur le passage à l’âge adulte par la fuite, option plus subtile dans son évolution, que par le meurtre, hyperbolique et à la signification trop claire. On pourrait encore arguer du fait que ce meurtre est celui du faible, du fou, qui n’arrive plus à réaliser ce qui se passe et qui met en danger ceux qui sont autour de lui. Du coup, un darwinisme se laisse entr’apercevoir où les forts sacrifient les faibles pour leur propre survie. Ce n’était pas le propos du film jusque là, et ce ne le sera pas après, il n’y a donc aucune raison pour que la structure emprunte cette voie à ce moment.

La simple péripétie qui devait révéler un peu plus (et non pas d’un coup l’ensemble de l’évolution) qui devient le personnage de Tom Cruise, se transforme en un hors-sujet qui casse le rythme constant mis en place jusque là et qui reprendra son cours après… la deuxième erreur structurelle.

Celle-ci intervient après la disparition de la petite-fille, quand Tom Cruise se fait capturer par les tripods – et non pas tuer – et qu’il parvient même, en parangon de héros américain qu’il n’a pas été jusque là, à détruire un tripod et à libérer les autres prisonniers. Là encore, la structure de la fuite laisse place à un épisode héroïque qui appuit trop sur l’évolution de Tom Cruise sans que pour autant il n’assume son geste pour le reste du film. Il redevient un terrien errant après cela, ce qui constitue a posteriori un fait illogique. La volonté de spectaculaire a repris le dessus sur le propos tenu jusque là, la maturité par la fuite et l’inaction héroïque, paradoxe qui fondait l’intérêt et l’originalité de cette Guerre des Mondes.

Après avoir pointé ces deux scènes qui paraissent être structurellement des erreurs (je ne mets pas en cause le génie de la mise en scène qui parvient à s’y révéler – même si le vrai génie aurait été de ne pas les aborder de cette façon, voire de ne pas les aborder du tout) en raison de la rupture qu’elles provoquent dans la lecture globale du film, il faut indiquer qu’on y perçoit la tentation d’un cinéma trop tourné vers un public global. À vouloir contenter tout le monde, aussi bien les spectateurs férus d’action et d’héroïsme individuel (surtout après le 11 septembre 2001 où les pompiers de New-York ont paradoxalement moins montré l’individualisme que le groupe comme héros), aussi bien ceux qui veulent voir une évolution psychologique des personnages évidentes que ceux qui s’attendent à trouver de la cohérence, le propos se perd et se dilue. C’est dommage et cela empêche par ailleurs de comprendre la fin du film.

Les retrouvailles de la famille, d’une famille recomposée, ont été souvent mal comprises et mal interprétées, alors que si le film avait poursuivi jusqu’au bout la logique de la fuite pour la survie mise en place dès le début, cette scène aurait fait parti d’un horizon d’attente, à charge pour le réalisateur de le respecter ou non. La fin de la fuite ne peut que prendre la figure de la mort des protagonistes ou de la survie grâce à la force du groupe. Or par les égarements de la structure que l’on a illustrés grâce à deux moments illogiques, le spectateur attend un autre développement que celui auquel on a droit maintenant. À envisager un film d’action classique dans la deuxième partie, on a tendance à oublier la première partie qui tient pourtant en elle le sens final.

La Guerre des Mondes de Steven Spielberg est donc un film à regarder bien plus attentivement qu’on ne croit pour apprendre des erreurs structurelles qui y ont été faites, et ne pas les reproduire, ce qui signifie toujours garder une cohérence et aller jusqu’au bout de la logique que l’on exploite. Mais ce film est également une oeuvre à redécouvrir pour admirer la mise en scène de la fuite et la terreur de l’homme face à sa propre destruction qui y est représentée. Tous peuvent y trouver un intérêt.

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